La manière dont est rendue visible l’identité des personnes sur les sites du web 2.0 constitue l’une des variables les plus pertinentes pour apprécier la diversité des plateformes et des activités relationnelles qui y ont cours.
Que montre-t-on de soi aux autres ?
Comment sont rendus visibles les liens que l’on a tissés sur les plateformes d’interaction ?
Comment ces sites permettent-ils aux visiteurs de retrouver les personnes qu’ils connaissent et d’en découvrir d’autres ?
La décomposition de l’identité numérique
L’identité numérique est une notion très large. Aussi est-il utile de
décomposer les différents traits identitaires que les plateformes
relationnelles demandent aux personnes d’enregistrer. On peut décliner
ces signes de soi autour de deux tensions qui se trouvent aujourd’hui
au cœur des transformations de l’individualisme.
- L’extériorisation de soi caractérise la tension entre les signes qui se réfèrent à ce que la personne est dans son être (sexe, âge, statut matrimonial, etc.), de façon durable et incorporée, et ceux qui renvoient à ce que fait la personne (ses œuvres, ses projets, ses productions).
- La simulation de soi caractérise la tension entre les traits qui se réfèrent à la personne dans sa vie réelle (quotidienne, professionnelle, amicale) et ceux qui renvoient à une projection ou à une simulation de soi, virtuelle au sens premier du terme, qui permet aux personnes d’exprimer une partie ou une potentialité d’elles-mêmes.
Cinq formats de visibilité
Le paravent. Les participants ne sont visibles aux autres qu’à travers un moteur de recherche fonctionnant sur des critères objectifs. Ils restent “cachés” derrière des catégories qui les décrivent et ne se dévoilent réellement qu’au cas par cas dans l’interaction avec la personne de leur choix. Le principe du paravent préside aux appariements sur les sites rencontre (Meetic, Rezog, Ulteem). Les individus se sélectionnent les uns les autres à travers une fiche critérielle découverte à l’aide d’un moteur de recherche, avant de dévoiler progressivement leurs identités et de favoriser une rencontre dans la vie réelle.
Le clair-obscur. Les participants rendent visibles leur intimité, leur quotidien et leur vie sociale, mais ils s’adressent principalement à un réseau social de proches et sont difficilement accessibles pour les autres. La visibilité en clair-obscur est au principe de toutes les plateformes relationnelles qui privilégient les échanges entre petits réseaux de proches (Cyworld, Skyblog, Friendster). Si les personnes se dévoilent beaucoup, elles ont l’impression de ne le faire que devant un petit cercle d’amis, souvent connus dans la vie réelle. Les autres n’accèdent que difficilement à leur fiche, soit parce que l’accès est limité, soit parce que l’imperfection des outils de recherche sur la plateforme le rend complexe et difficile. Pour autant, ces plateformes refusent de se fermer complètement dans un entre-soi. Elles restent ouvertes à la nébuleuse des amis d’amis et des réseaux proches qui facilitent la respiration et la circulation dans l’environnement que dessine le simple emboîtement des réseaux de contacts de chacun des membres.
Le phare. Les participants rendent visibles de nombreux traits de leur identité, leurs goûts et leurs productions et sont facilement accessibles à tous. En partageant des contenus, les personnes créent de grands réseaux relationnels qui favorisent des contacts beaucoup plus nombreux, la rencontre avec des inconnus et la recherche d’une audience. La photo (Flickr), la musique (MySpace) ou la vidéo (YouTube) constituent alors autant de moyens de montrer à tous ses centres d’intérêt et ses compétences et de créer des collectifs fondés sur les contenus partagés. La visibilité des personnes s’étend du seul fait que les amis sont aussi considérés comme des bookmarks, puisqu’ils servent parfois de concentrateurs de contenus d’un type particulier. Dans l’univers du phare, la visibilité fait souvent l’objet d’une quête délibérée et s’objective à travers des indicateurs de réputation, des compteurs d’audience et la recherche d’une connectivité maximale.
Le post-it. Les participants rendent visibles leur disponibilité et leur présence en multipliant les indices contextuels, mais ils réservent cet accès à un cercle relationnel restreint (Twitter, Dodgeball). Les plateformes fonctionnant sur le modèle du post-it se caractérisent par un couplage très fort du territoire (notamment à travers les services de géolocalisation) et du temps (notamment, afin de planifier de façon souple des rencontres dans la vie réelle). Ainsi, les plateformes de voisinage (Peuplade) se développent-elles dans une logique mêlant territorialisation du réseau social et exploration curieuse de son environnement relationnel.
La lanterna magica. Les participants prennent la forme d’avatars qu’ils personnalisent en découplant leur identité réelle de celle qu’ils endossent dans le monde virtuel (Second Life). Venant de l’univers des jeux en ligne (World of Warcraft), les avatars se libèrent des contraintes des scénarios de jeu pour faire des participants les concepteurs de leur identité, de l’environnement, des actions et des événements auxquels ils prennent part. Dans ces univers, l’opération de transformation, voire de métamorphose, identitaire facilite et désinhibe la circulation et les nouvelles rencontres à l’intérieur du monde de la plateforme, tout en rendant encore rare l’articulation avec l’identité et la vie réelles des personnes.
De cette typologie, on peut suggérer quatre lectures :
1. L’enjeu de la visibilité
Une première lecture éclaire la diversité des formes de visibilité que
rendent possibles ces plateformes et leur compatibilité limitée.
Certaines plateformes invitent à se cacher pour mieux se rencontrer
dans la vie réelle (se cacher, se voir),
alors que d’autres cachent ou métamorphosent les identités par le
truchement d’avatars pour éviter ou se substituer à la rencontre réelle
(se voir caché). Mais surtout, se dévoiler prend un sens
différent dans un espace en clair obscur, où il est possible de
“flouter” partiellement son identité pour se rendre peu reconnaissable
ou retrouvable (comme le font les jeunes sur Skyblog) (montrer caché),
et dans la zone d’hyper-visibilité des plateformes développées sur le
modèle du phare qui visent à assurer le plus de notoriété possible aux
personnes et aux contenus qu’elles publient (tout montrer, tout voir).
C’est le premier enseignement de cette typologie : chaque plateforme propose une politique de la visibilité spécifique et cette diversité permet aux utilisateurs de jouer leur identité sur des registres différents. Si l’utilisateur peut avoir un intérêt pratique à fédérer ses multiples facettes, en revanche il est peu probable qu’il souhaite partager avec d’autres son puzzle identitaire recomposé. Par ailleurs, à trop vouloir garantir, certifier et assurer la confiance dans le “réalisme” de l’identité, on néglige le fait que, dans beaucoup de contextes et souvent dans les plus dynamiques d’entre eux, les personnes n’aient pas envie d’être elles-mêmes. Cette typologie s’appuie sur l’idée que dans la présentation qu’ils sont amenés à faire sur Internet, les individus, différemment selon les plateformes, contrôlent la distance à soi qu’ils exhibent à travers leur identité numérique. Dans la partie haute de notre carte, ils sont amenés à être le plus réalistes possible et à transporter dans leur identité numérique les caractéristiques qui les décrivent le mieux dans leur vie réelle, amicale ou professionnelle. En revanche, dans la partie basse, il leur est loisible de prendre beaucoup plus de liberté en dissimulant certains traits de leur identité sociale ordinaire et en accusant ou projetant d’autres traits avec une coloration particulièrement accentuée. Ce constat invite à ne pas considérer la question de l’identité sur Internet sous le seul angle de la multiplicité des facettes de l’individu, celui-ci disposant d’un portefeuille de rôles au sein duquel il aurait à arbitrer selon les contextes. En fait, ces diverses identités n’ont rien de comparable et de substituable. Elles témoignent de profondeurs différentes dans le rapport à soi que les individus souhaitent exhiber sur le web. De sorte que la question de la distance au réel peut se révéler être un critère d’arbitrage beaucoup plus important pour les personnes que le choix d’une facette identitaire.
2. Monde réel et monde virtuel
Une deuxième lecture invite à marquer les différences de nature entre
les réseaux sociaux selon leur origine et leur trajectoire. Dans le
monde du paravent, les personnes sont appariées dans le monde numérique et vérifient leur affinité dans le monde réel. Dans le modèle du clair-obscur,
ceux qui se connaissaient déjà dans le monde réel enrichissent,
renforcent et perpétuent leur relation par des échanges virtuels qui
leur permettent aussi d’entrer en contact avec la nébuleuse des amis
d’amis (principe du bonding dans les théories du capital social). Dans l’espace de forte visibilité du phare,
les personnes élargissent le réseau de contacts d’amis réels à un large
répertoire de personnes rencontrées sur la toile (qui peuvent
occasionnellement devenir des amis dans la vraie vie). C’est le partage
de goûts, de contenus et d’affinités qui se trouve au principe de cet
élargissement du cercle social. Dans le monde du post-it,
l’imbrication du monde réel et du monde virtuel est si fortement
entremêlée et couplée que les deux univers n’ont guère de raison d’être
isolés. Dans l’univers de la lanterna magica, en revanche,
les relations sont d’abord et avant tout virtuelles, et ne se
prolongent que rarement dans la vie réelle (même si ce type d’usage
tend à se développer avec la tendance au réalisme qui s’exprime
aujourd’hui dans les mondes 3D).
C’est le deuxième enseignement de cette typologie : si l’identité se décompose en facettes plus ou moins étrangères les unes aux autres, les réseaux de relations associés à chacune de ces facettes sont peu miscibles. Il est donc assez incertain de faire l’hypothèse d’une unicité du “graphe social”, projet visant à ajouter à la liste des personnes (l’annuaire) la carte de leurs liens (le réseau social). Cependant, les nouvelles pratiques sociales qui se développent sur les plateformes relationnelles font aussi apparaître des zones de l’espace relationnel dans lesquelles l’articulation entre des réseaux relationnels autrefois isolés les uns des autres se réalise avec plus d’évidence. D’une certaine manière, Facebook est au cœur de cette recomposition puisque les utilisateurs, derrière leur nom propre, mêlent de plus en plus amis, collègues et inconnus, tout en pressentant aussi de plus en plus fortement les risques identitaires qu’ils prennent à susciter ce mélange. En effet, il ne fait guère de doute que ce déplacement dans les pratiques de sociabilité qui donne aux proches, amis, famille et collègues, une visibilité nouvelle sur les engagements de l’individu avec chacune de ces sphères reste limité et progressif. Surtout, cette capacité à s’exposer tout en contrôlant son exposition réclame des compétences sociales et relationnelles spécifiques et très inégalement distribuées.
3. La forme des réseaux sociaux
Une troisième lecture invite à différencier la taille et la forme des
réseaux sociaux selon les différentes plateformes. Alors que les sites
du modèle du paravent
refusent l’affichage du réseau relationnel pour préserver la discrétion
d’une rencontre que l’on espère unique (significativement, seuls les
sites gay et libertins se risquent à un affichage du réseau relationnel
de leurs membres), les plateformes en clair obscur se signalent par de petits réseaux de contacts très fortement connectés entre eux. En revanche, les sites du modèle du phare
se caractérisent par l’importance du nombre de contacts et par des
réseaux beaucoup plus divers, inattendus, longs et distendus que ceux
qui s’observent dans la vie réelle. L’extension de la zone de
visibilité des individus profite de l’hybridation du réseau social (les
amis) et du réseau thématique (les groupes, les tags, les
amis-bookmarks, etc.) qui donne à ces systèmes relationnels un
caractère profondément hétérogène et ouvre à des modes de navigation et
de rencontres beaucoup plus diversifiés.
C’est le troisième enseignement de cette typologie : La dynamique même de constitution des réseaux diffère fortement selon la visibilité qui est donnée au profil et cette visibilité est, en grande partie produite par la manière dont les utilisateurs font de leur réseau de contacts un public fermé et limité ou une audience beaucoup plus large. Les plateformes en clair-obscur favorisent un entre-soi qui, à la manière d’un système de communication interpersonnelle, ancre les individus dans un univers de référence souvent très homogène socialement, ne serait parce que la plupart des contacts se connaissent entre eux dans la vraie vie. En revanche, pour élargir leur visibilité dans les plateformes du phare, les utilisateurs doivent, à la manière de micro-médias, produire des contenus susceptibles d’attirer à eux une population plus hétérogène socialement et culturellement. La dynamique d’extension des connexions qui préside actuellement au développement des sites de réseaux sociaux (SNS pour Social networked sites) mêle donc de façon toujours plus forte les “vrais” amis aux amis “utiles”. Elle installe ainsi une logique opportuniste et calculatrice sur les plateformes en prescrivant des comportements qui peuvent être en décalage avec les attentes initiales des participants. Aussi apparaît-il de plus en nécessaire de permettre aux utilisateurs de “trier” leurs contacts et d’organiser des zones de visibilité contrastée en fonction des cercles qu’ils auront constitués.
4. Les modes de navigation
Une quatrième lecture permet d’insister sur la diversité des outils et
des ressources permettant de naviguer sur les plateformes du web 2.0.
En effet, le traditionnel moteur de recherche critériel n’est
réellement opérant que dans le modèle du paravent
qui se propose d’apparier les personnes à partir d’une objectivation
catégorielle. La rupture introduite par le web 2.0 s’appuie sur un
changement de paradigme dans les systèmes de recherche d’informations.
Un premier déplacement est apparu avec la navigation relationnelle qui
voit les personnes circuler sur les plateformes à partir de leurs amis
et des amis de leurs amis. Cependant, lorsqu’elle s’étend, cette
navigation relationnelle s’accroche de plus en plus aux traces,
explicites ou implicites, laissées par la navigation des autres. Ce
second déplacement dans les systèmes de navigation ouvre alors l’espace
à une navigation “hasardeuse” (appelée sérendipité) qui
permet d’explorer la plateforme en circulant à travers les agrégats que
les autres participants ont constitués à travers les tags, les groupes
thématiques ou les playlists. Ces agrégats d’un nouveau type
ne sont pas édités par la plateforme, mais sont produits par la
composition des comportements des autres utilisateurs. Cette navigation
hasardeuse peut aussi être guidée par des systèmes des recommandations
basés sur le filtrage collaboratif, ou s’appuyer sur des repères
externes comme l’audience ou la réputation. Dans l’univers du post-it,
les formes de navigation se caractérisent, en revanche, par une
articulation très étroite d’indicateurs de proximité territoriale et
d’identification des activités des autres. C’est le signalement des
activités de ceux qui sont les plus accrochés au quotidien des
personnes - les vrais amis pouvant être géographiquement distants - qui
sert de repère à la navigation. De façon étrangement similaire, les
outils de navigation dans le monde virtuel mêlent aussi très
étroitement la carte au calendrier, mais en donnant une dimension plus
pressante au temps rapproché et au présent, puisqu’il faut toujours
retrouver ses amis, là où il se passe quelque chose.
C’est le quatrième enseignement de cette typologie : les plateformes du web 2.0 ont développé une palette très innovante de fonctionnalités (blogroll, liste de contacts, folksonomy, flux rss, indice de réputation, etc.) destinées à tenir compte du fait que, dans la majorité des cas, les utilisateurs sont incapables d’expliciter ce qu’ils cherchent et n’ont pas formé d’intentions préalables, de buts ou de destinations à leur quête. Les plateformes du web 2.0 ont généralisé le principe du filtrage par le réseau social et par la proximité de goût, en aidant les utilisateurs à se constituer eux-mêmes un univers d’informations qui les détourne légèrement de leurs chemins habituels, les surprennent sans les désorienter, les aident à explorer et à préciser leurs centres d’intérêt. Les activités individuelles des utilisateurs produisent un bien collectif, une zone de pertinence des informations disponibles à chacun, sans avoir jamais fait l’objet d’un plan concerté – ce qui interdit une approche éditoriale a priori par les concepteurs des plateformes. Ce modèle d’action collective articulant de façon originale individualisme et bien commun constitue la principale caractéristique de la force des coopérations faibles.
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